A l’heure où les mouvements de protestation ravagent le Moyen-Orient, la Syrie illustre parfaitement les opportunités et les écueils potentiels émanant des changements politiques. Depuis le 15 mars, les Syriens sont descendus dans les rues en grand nombre pour réclamer un gouvernement plus réactif et plus démocratique. Après une première promesse de réformes, le gouvernement du président Bachar al-Assad a réprimé les manifestants avec une force de plus en plus brutale. La poursuite des troubles en Syrie a de sérieuses répercussions sur le rôle de l'Iran dans la région, le conflit israélo-arabe, la stabilité du Liban, et pour les organisations comme le Hamas et le Hezbollah. 

Le Centre Carnegie et la Brookings Institution ont co-organisé un débat d'experts pour discuter des perspectives pour un changement démocratique en Syrie et des implications pour la région. Parmi les intervenants figuraient le sous-secrétaire d'Etat adjoint Tamara Wittes, le Professeur à la National Defense University, Murhaf Jouejati, le militant syrien pour les droits de l’Homme Ammar Abdulhamid, l’ancien ambassadeur israélien Itamar Rabinovich, et Paul Salem, le directeur du Carnegie Middle East Center. La discussion a été modérée par Marwan Muasher du Centre Carnegie.

Le mouvement d’opposition

Les manifestants syriens ont défié les tanks et risqué la mort et l'arrestation en appelant à la chute du régime Assad, mais un long chemin reste à parcourir. 

  • Les sources de mécontentement : la jeunesse syrienne connaît une explosion démographique et le régime actuel est incapable de répondre aux attentes de ces jeunes en termes d'emploi et de mobilité sociale, selon M. Abdulhamid. Assad avait imputé les problèmes économiques de la Syrie à l'isolement international du pays, mais le climat international s'est amélioré et le régime a subi des pressions pour tenir ses promesses de réformes, a-t-il ajouté. 
     
  • Les origines de l'activisme : le mouvement d'opposition n'a pas commencé en 2011, selon M. Abdulhamid, mais constitue plutôt l'aboutissement de plusieurs années de travail préparatoire effectué par des militants syriens soucieux de réveiller les consciences et de construire une opposition au régime. 
     
  • Fondement social : les protestations ont été plus massives dans les zones rurales et les banlieues défavorisées où le taux de pauvreté est le plus élevé, a déclaré M. Salem, mais si Damas et Alep se soulèvent contre le régime, cela serait un point majeur de basculement en faveur de l'opposition. En général, la bureaucratie et la classe marchande soutiennent pour la plupart le régime, d’après M. Jouejati, mais beaucoup de leurs enfants ont rejoint les protestations. 
     
  • Organisation : la révolte se déroule dans 30 endroits différents à la fois et est contrôlée localement, explique M. Abdulhamid. Ceci est un avantage, selon M. Jouejati, parce qu'elle rend l'opposition plus résistante et affaiblit la capacité de riposte de l'armée. Pourtant, davantage d’organisation sera nécessaire pour trouver une alternative crédible au Président Assad. L'opposition devrait essayer de former un conseil de transition et appeler au renversement d'Assad, selon M. Abdulhamid. 
     
  • Idéologie : il n'y a aucun signe que l'opposition syrienne est dirigée par les islamistes. Au contraire, les manifestants ont commencé à scander des slogans contre l’Iran et anti-Hezbollah, a déclaré M. Abdulhamid. Ils espèrent que l'Ouest se tiendra à leurs côtés contre Assad. 

Les scénarios possibles du changement

Les panélistes se sont accordés sur l’idée qu’un retour au statu quo en Syrie n’est désormais plus envisageable. Pourtant, plusieurs orientations différentes sont encore possibles : 

  • La survie du régime à court terme : pour Paul Salem, le régime d'Assad pourrait encore survivre pendant plusieurs mois grâce à la répression qui sévit actuellement. Le régime iranien a durement réprimé les protestations il y a deux ans et il tient toujours bon. Mais en fin de compte, la situation économique va devenir intenable, soutient M. Jouejati. La production de pétrole, le tourisme et le monde des affaires ont chuté et le gouvernement syrien dépense l'argent qu'il n'a pas pour créer des emplois et augmenter les subventions, a-t-il ajouté. 
     
  • Une réforme d’amont en aval : Assad dispose encore d’une petite fenêtre d'opportunité afin de mener un processus de réforme démocratique, a déclaré M. Salem. Le président Obama l’a vivement encouragé, ainsi que la Turquie, mais une telle solution est néanmoins peu probable. 
     
  • Coup d’état interne : pour le moment, Assad semble bénéficier de l'appui à la fois du commandement militaire et de la communauté alaouite. Pourtant, l’un ou l’autre de ces deux groupes pourrait décider qu’Assad est devenu trop dangereux et essayer de l’écarter dans le but de sauvegarder le régime, selon M. Salem et M. Rabinovich. 
     
  • Guerre civile : si la famille Assad ne se retire pas, la Syrie pourrait connaître une guerre civile destructrice, explique M. Salem. Le régime a brandi la menace de guerre civile pour effrayer les minorités en les amenant à soutenir le régime, estime M. Jouejati, et brandit délibérément la « carte du confessionnalisme » en vue d’attiser les craintes. Mais si une vraie guerre civile venait à éclater, le régime en sortirait perdant parce qu'il représente une minorité de Syriens, selon M. Salem. 
     
  • Révolution : si un plus grand nombre de Syriens se joint aux protestations, l'opposition pourrait assister à une victoire rapide de la majorité sunnite et à la mise en place d'un nouveau régime, dit M. Salem. Mais il existe encore un mur de la peur qui empêche de nombreuses personnes de prendre part aux protestations, a-t-il ajouté. 

Les implications pour la région

La Syrie se situe dans l'une des régions les plus instables du Moyen-Orient, et n'importe quel scénario aura des implications profondes pour ses voisins et alliés. 

  • Israël : Israël adopte une attitude ambivalente envers le régime d'Assad, a déclaré M. Rabinovich. La Syrie s'oppose à Israël et soutient ses ennemis, mais Israël ne perçoit pas d’alternative claire à Assad et s'inquiète du chaos à sa frontière. Le régime syrien cherche délibérément à susciter les craintes d’Israël, poursuit-il, comme lorsqu’il a encouragé les Palestiniens à franchir la barrière frontalière le 15 mai en souvenir du déracinement des  Palestiniens après la création d'Israël. 
     
  • Hezbollah : la chute du régime Assad priverait le Hezbollah d’un soutien important, selon M. Salem. Si le Hezbollah se sent acculé, il peut soit devenir plus agressif soit faire profil bas, encore qu’il semble opter pour la première option, a-t-il ajouté. La Syrie pourrait aussi essayer d'utiliser le Hezbollah afin de provoquer Israël et de détourner l’attention de l'agitation populaire interne, dit M. Jouejati. 
     
  • Liban : le Liban a vécu dans l'ombre de la Syrie depuis la fin des années 1960, a déclaré M. Salem, et l'incertitude en Syrie a interrompu tout progrès au niveau de la formation du gouvernement, étant donné que les partis politiques libanais ignorent comment cela risque de les affecter. La plus grande crainte au Liban est celle d’une éventuelle guerre civile confessionnelle en Syrie qui pourrait déstabiliser la situation interne au Liban. 
     
  • Iran : si le régime Assad tombait, cela signifierait probablement que la perte pour l'Iran de sa porte d’accès au Liban, au Hezbollah et à la frontière israélienne, ce qui diminuerait considérablement son influence régionale, a déclaré M. Salem. Ainsi, l'Iran est très préoccupé par la situation en Syrie et fait tout son possible pour soutenir au régime. 

Le rôle des acteurs internationaux 

  • États-Unis : le discours du président Obama sur le Moyen-Orient constitue un progrès notable, a déclaré Abdulhamid, mais il devrait plus explicitement appeler Assad à partir. Cela permettrait de convaincre les responsables du régime syrien qu’Assad ne bénéficie plus d’aucune légitimité internationale. Mme Wittes a déclaré que les États-Unis ont fait clairement comprendre au régime syrien qu’il devrait arrêter la violence, respecter les droits de l'homme et opérer une transition vers la démocratie. Les États-Unis oeuvrent pour accroître les pressions internationales sur le régime, a-t-elle précisé.
     
  • Turquie : la Turquie a construit des relations étroites avec la Syrie au cours des dernières années, a déclaré M. Salem, et a incité le régime d'Assad à effectuer plus de réformes. Elle est très préoccupée par le chaos possible, mais s’il s’avère que le régime d'Assad n’est pas en mesure de survivre, la Turquie se tiendra au côté du peuple, a-t-il ajouté. 
     
  • Arabie Saoudite : l'Arabie Saoudite a fourni un appui important au régime syrien, à la fois parce qu'elle s'oppose à tout débordement des soulèvements populaires et afin de remercier Assad pour son soutien à l’intervention saoudienne à Bahreïn, a déclaré M. Salem. Pourtant, s’il s’avère que le régime d'Assad ne survivra pas, l'Arabie Saoudite devra retirer son soutien, a-t-il ajouté.