Source: Moyen-Orient
Après huit années, 788 milliards de dollars dépensés et 4,484 soldats américains tués1, les États-Unis se retirent d’Irak. Les prédictions de George W. Bush, qui assurait que l’élimination de Saddam Hussein ouvrirait une nouvelle ère au Moyen-Orient, n’ont pas suscité de grandes espérances. La guerre n’a en effet pas permis l’avènement d’une "révolution démocratique".
Le "printemps arabe", qui a renversé les présidents de Tunisie, d’Égypte et de Libye, a conduit la Syrie et le Yémen au bord du changement de régime et inquiète la plupart des autres dirigeants arabes. Or cela n’a pas été provoqué par l’intervention militaire américaine en Irak, mais par des mouvements internes lancés par des citoyens qui se sont révoltés contre leurs dirigeants. Dans l’ancienne Mésopotamie, la "transition vers la démocratie" a échoué. Le gouvernement de Bagdad est divisé, fragile et en aucune façon démocratique. Certes, ce n’est plus l’exécutif monolithique et autoritaire de l’époque du parti Baas de Saddam Hussein, mais le pluralisme, au point que la large coalition de factions aujourd’hui au pouvoir semble incapable de gouverner. Néanmoins, toutes les formations qui dominent la vie politique irakienne ont conservé un mode de gestion interne autoritaire. La présence de plusieurs dirigeants à forte personnalité centrés sur eux-mêmes n’engendre pas une démocratie, mais une scène politique instable.
La démocratie, un objectif secondaire
Répandre la démocratie n’était pas la priorité de l’armée américaine, ni celle de la Maison Blanche au début du conflit. Cet objectif a été introduit plus tard, un peu à contrecœur. À la veille de la première attaque contre Saddam Hussein, le 20 mars 2003, Donald Rumsfeld, alors secrétaire d’État à la Défense, a déclaré à un groupe d’analystes que le personnel civil et militaire américain serait chargé d’administrer directement l’Irak pendant deux ans, avec une participation irakienne nulle ou réduite à sa plus simple expression. Ce qui est devenu par la suite l’Autorité provisoire de la coalition (Coalition Provisional Authority, CPA) visait à gouverner le pays et les règlements qu’elle a émis, dont beaucoup sont toujours en vigueur, s’appelaient des "ordres".C’est par nécessité que les plans ont changé si radicalement. Avec la montée de l’opposition à l’occupation américaine, la CPA a conclu qu’il serait plus sage de faire participer la société civile au processus de gouvernement et de constituer le Conseil de gouvernement irakien, avec le statut d’organe consultatif. Toutefois, la population a estimé que c’était insuffisant et les exigences de démocratie et d’autonomie se sont exarcerbées. Les pressions les plus fortes en faveur de la démocratie ont été exercées, paradoxalement, par la figure religieuse chiite la plus en vue en 2003, l’ayatollah Ali al-Sistani. Une fois l’idée d’instaurer la démocratie avancée, la CPA a "mis les bouchées doubles". Début 2004, elle a supervisé la rédaction d’une Constitution intérimaire, appelée Loi administrative de transition. En juin, elle a officiellement cédé la souveraineté à un gouvernement provisoire, sous la direction du Premier ministre Iyad Allaoui. Elle a ensuite remis à ce nouvel exécutif un calendrier très serré pour assurer la transition vers un système politique démocratique. Pourtant, l’objectif des États-Unis n’était pas de chercher à poser les bases solides d’une démocratie durable, mais de se décharger de la responsabilité de diriger l’Irak.
Le rythme dicté par Washington était très soutenu. Bien que les hommes politiques irakiens, impatients de se retrouver aux commandes, ne s’y opposèrent pas, la population fut informée que le pays allait devoir organiser, avant janvier 2005, des élections pour former une Assemblée constituante, qu’il aurait un an seulement pour rédiger une Constitution, la soumettre à référendum, et organiser de nouvelles élections sous son régime. Grâce à l’insistance américaine et à son énorme soutien logistique, l’Irak a tenu ces échéances. Rétrospectivement, on peut dire que cette précipitation fut responsable de nombreux problèmes ultérieurs, notamment un texte mal ficelé, ambigu et n’établissant aucun consensus, ainsi que la consolidation de partis sectaires, qui dominent toujours aujourd’hui la scène politique. Signe avant-coureur des difficultés qui ne cessent d’accabler le pays, après les élections législatives de décembre 2005, il a fallu pas moins de quatre mois pour former un gouvernement.
Au cours des deux années suivantes, l’Irak fut tiraillé par des rivalités sectaires. Avant d’installer la démocratie, un minimum de sécurité et un semblant de vie "normale" devaient être rétablis. Cela fut en partie possible grâce à une augmentation du nombre des soldats américains, jusqu’à 170 000 en novembre 2007, soit 40 000 de plus qu’au début de cette année là. Les victimes civiles, selon le think tank américain Brookings Institution, sont passées de plus de 3 700 en janvier 2007 à moins de 600 en décembre de la même année. Toutefois, sur le plan politique, il y eut peu de changement. Les factions sectaires dominaient les ministères et le Parlement ne fit pratiquement aucun progrès dans l’adoption de lois qui auraient pu éliminer certains points de friction. L’espoir que des effectifs américains plus nombreux donneraient aux Irakiens le temps et l’espace politique de se réconcilier s’est avéré infondé. Le sectarisme a continué de dominer le pays et la politique s’est toujours résumée aux affrontements entre personnalités antagonistes.
Sectarisme et désaccords politiques
Depuis la chute de Saddam Hussein, il n’est pas rare que les Irakiens expriment une certaine nostalgie du "bon vieux temps", où ils vivaient "heureux" ensemble, épargnés par les conflits sectaires. En réalité, il est difficile de prouver historiquement que ces temps "bénis" n’aient jamais existé, mais il ne fait aucun doute que cette animosité a été instrumentalisée après la fin du régime baasiste par les acteurs politiques locaux nés du conflit pour s’emparer du pouvoir.
Le sectarisme est désormais profondément ancré dans le système politique irakien. Cependant, plusieurs lignes de division existent. Arabes chiites et Arabes sunnites, unis par l’appartenance ethnique et la langue, n’ont pas la même religion. Arabes sunnites et Kurdes ont des affinités religieuses, mais ils sont divisés par la langue et l’ethnie. Arabes chiites et Kurdes s’affrontent pour des différences d’origines ethniques, de langue et de dénomination religieuse, mais sont historiquement unis par une longue tradition de marginalisation et de répression sous le régime de Saddam Hussein. La complexité créée par ces divisions sectaires ajoute à l’instabilité sans conduire à la réconciliation, car les factions signent diverses alliances (qu’elles ne respectent pas) dans l’unique but de renforcer leur position.
Les chiites, qui forment environ 60 % des 30 millions d’habitants, sont arrivés en tête lors des premières élections de décembre 2005. Le vote des Irakiens était alors guidé par le soutien de leurs identités respectives et non par des idéologies et des programmes politiques. En raison de leur nombre, les chiites ont intérêt à perpétuer le sectarisme : tant que les électeurs se déterminent par rapport à leur identité, ils obtiendront toujours la majorité. Les Kurdes bénéficient également de la force de leurs identités, ce qui leur a permis d’obtenir une région propre, jouissant d’un degré d’autonomie à la limite de l’indépendance.
Chaque groupe de population est également profondément divisé en factions politiques. Les deux principaux partis kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), se sont fait la guerre dans les années 1990 avant d’atteindre un modus vivendi, mais ils sont maintenant contestés par la montée de nouveaux partis locaux nationalistes et islamistes. Chez les chiites, la demi-douzaine de grandes formations est tellement divisée par la personnalité de leurs dirigeants, par leurs relations avec l’Iran et les autres puissances régionales, qu’ils furent incapables de former une coalition lors des élections de 2010. Quant aux partis sunnites, ils sont également fragmentés.
En conséquence, il s’avère extrêmement difficile en Irak de constituer un gouvernement. Il a fallu cinq mois pour en former un en 2006 et neuf mois en 2010. Après avoir essayé toutes les combinaisons et permutations d’alliances possibles, les partis se sont rendus à l’évidence : former un exécutif majoritaire est impossible. Ils optèrent donc pour une coalition d’unité nationale, unité qui s’est pourtant révélée difficile. Al-Iraqiyya, l’alliance qui a reçu le plus grand nombre de voix aux élections législatives du 7 mars 2010, n’a jamais vraiment exercé le pouvoir et a régulièrement menacé de se retirer du gouvernement. D’autre part, la tentative de répartir les ministères entre tous les partis politiques, proportionnellement à leur nombre de sièges parlementaires, a engendré un exécutif pléthorique comptant plus de quarante ministres et ministres d’État, mais le chef du gouvernement, Nouri al-Maliki, contrôle encore personnellement les postes clés de la sécurité, sur une base intérimaire susceptible de s’éterniser indéfiniment.
Personnalités en conflit
La discorde provient non seulement du sectarisme, mais aussi de conflits de personnalités, déjà virulents en 2003, avant même la période d’occupation des États-Unis. Le Congrès national irakien, coalition d’organisations d’exilés anti-Saddam soutenue par Washington, était profondément divisé. Deux personnalités illustraient ces divisions : Ahmed Chalabi et Iyad Allaoui, ce dernier ayant alors d’excellentes relations avec les services de renseignement américains.
Ahmed Chalabi a déçu la Maison Blanche et le Pentagone. Incapable d’obtenir un véritable consensus national, il a joué un double jeu avec l’Iran, mais s’est montré suffisamment rusé pour ne pas être totalement évincé. Le déclin d’Ahmed Chalabi permit l’émergence d’Iyad Allaoui. Les États-Unis l’auraient bien vu Premier ministre du gouvernement intérimaire qui prit le pouvoir en juin 2004 et ils ont soutenu son parti aux élections de janvier 2005. M. Allaoui n’a pas réussi à se faire élire. Il a tenté de faire son "comeback" lors des législatives de 2010 en lançant un nouveau parti, Al-Iraqiyya, allié à un certain nombre de personnalités sunnites. La formation se présentait comme un parti non sectaire, laïc, susceptible de combler le fossé entre chiites et sunnites. En réalité, elle a surtout séduit ces derniers, parce que leurs organisations étaient alors en déroute. C’est donc par défaut qu’Al-Iraqiyya, bien que dirigé par un chiite, est devenu le principal parti à représenter les sunnites.
Certes, ce mouvement a réussi à gagner une pluralité de sièges parlementaires : 91, contre les 89 remportés par la Coalition de l’État de droit, dirigée par Nouri al-Maliki. Toutefois, la formation de ce gouvernement se fit au prix de grandes manœuvres politiques. M. Allaoui a accepté en décembre 2010 de rejoindre un exécutif de réconciliation nationale, après avoir reçu la promesse d’une place de choix au sein d’un Conseil national des politiques stratégiques, mais il en démissionna aussitôt, car ses décisions n’avaient pas de valeur légale. Aujourd’hui, M. Allaoui est sur la touche, Al-Iraqiyya fait partie du gouvernement, mais menace de passer à l’opposition.
M. Al-Maliki est la personnalité politique dominante du pays. Il suffit pour s’en convaincre de savoir qu’il a le soutien à la fois des États-Unis et de l’Iran. Néanmoins, il représente une menace pour la démocratie en Irak. Il n’est certes pas plus autoritaire que d’autres, mais c’est lui, en tant que Premier ministre, le mieux placé pour donner libre cours à ses instincts antidémocratiques. Tout cela est assez remarquable puisque M. Al-Maliki, chef du parti Daawa, a d’abord été choisi comme Premier ministre en 2006 parce que les autres partis voyaient en lui un homme faible. Les responsables américains furent, au début, mécontents de lui : ils voulaient un chef de l’exécutif à poigne, susceptible de garder sous contrôle une classe politique divisée. Aujourd’hui, autant en Irak qu’à l’étranger, on s’inquiète de plus en plus de ses penchants autoritaires. Constitutions et institutions lui inspirent un respect tout relatif, et il remet facilement en cause ses alliances politiques pour défendre ses intérêts. Ses partisans prétendent que son mépris des règles et des accords passés se justifie par sa volonté d’obtenir des résultats ; ses détracteurs affirment quant à eux qu’il cherche surtout à acquérir de plus en plus de pouvoir.
Les principales menaces contre l’autorité de M. Al-Maliki proviennent de deux hommes : Moqtada al-Sadr et le président du Parlement, Oussama Nujeifi. Al-Sadr est issu d’une famille respectée de religieux chiites, qui a réussi à faire du nom de sa famille et de sa réputation un capital politique fort. Comme il n’a aucun diplôme, il a bâti sa réputation et la base de son soutien en faisant appel à la population chiite des bidonvilles urbains et sur la formation d’une milice, l’Armée du Mahdi. Après un affrontement armé à Bassora en avril 2008, au cours duquel il fut battu par les forces américaines et irakiennes, il est censé avoir démantelé ses forces et poursuivre ses études de théologie en Iran. Pourtant, sa faction a remporté 40 sièges aux élections de 2010 et sa décision de soutenir la nomination d’Al-Maliki en tant que Premier ministre – après avoir rejeté l’idée pendant des mois – a permis de poser les bases d’un gouvernement.
Moqtada al-Sadr a menacé de reconstituer l’Armée du Mahdi si les troupes des États-Unis restaient finalement sous une forme ou une autre après le 31 décembre 2011, et a même appelé les Conseils provinciaux à adopter une loi qui interdirait aux unités américaines de demeurer sur leurs territoires. La capacité de M. Al-Sadr à mobiliser un grand nombre de jeunes et son recours à des milices armées qui défilent régulièrement dans les rues de Bagdad (bien que non armées) font de lui l’un des acteurs politiques les plus importants et des plus imprévisibles, donc une force qu’on ne peut ignorer.
Quant à Oussama Nujeifi, il s’est présenté aux élections après s’être rallié à Al-Iraqiyya, mais il a pris ses distances avec M. Allaoui depuis qu’il est devenu président du Parlement. Il essaie d’accroître les pouvoirs de la Chambre pour s’opposer à M. Al-Maliki. C’est un adversaire du Premier ministre, non seulement en raison de sa position institutionnelle, mais aussi parce qu’il est le principal dirigeant sunnite pour résister à Al-Maliki et le plus important leader politique chiite. Le frère de Nujeifi, Athil, est gouverneur de la province de Nineveh, ligne de front entre l’Irak et le Kurdistan, ce qui contribue à faire du président du Parlement un adversaire redoutable.
Il ne faut pas oublier les dirigeants kurdes, présents à la tête de la Région autonome du Kurdistan (RAK) et dans l’administration centrale à Bagdad. Jalal Talabani, président du pays depuis 2006 et fondateur de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), reste une figure dominante dans sa région d’origine. Un autre homme fort est Massoud Barzani, président de la RAK et chef du PDK. On lui attribue le succès du compromis obtenu en novembre 2010, qui a résolu l’impasse politique d’alors et permis la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale. Cependant, en dépit de leur rôle national, MM. Talabani et Barzani restent d’abord et avant tout des dirigeants kurdes, qui tiennent au maintien de l’autonomie du Kurdistan et à la lutte pour le rattachement à la RAK de la ville pétrolière de Kirkouk, actuellement dans la province de Nineveh.
Un avenir incertain
Sectarisme, pressions en faveur d’une autonomie croissante dans un certain nombre de provinces et conflits constants entre des personnalités puissantes aux objectifs contradictoires rendent incertaines les perspectives d’avenir de l’Irak. La poigne de fer et l’autoritarisme brutal de Saddam Hussein ont été remplacés par le pluralisme non démocratique issu des rivalités entre sectes, régions et personnalités. Entre 2006 et 2007, elles ont dégénéré en violences extrêmes, qui pourraient se déchaîner à nouveau. L’exécutif, instable, est incapable de moins se préoccuper des luttes de pouvoir pour s’atteler à la gouvernance du pays. En Irak, les grands problèmes sociaux et économiques sont gravement négligés. Malgré la rente pétrolière en plein essor, le pays semble incapable de résoudre même de simples questions techniques comme l’augmentation de la production d’électricité, qui manque cruellement à la population. Une loi sur les hydrocarbures pour réguler la ressource la plus importante du pays n’a toujours pas été adoptée.
L’Irak n’est pas encore la démocratie florissante qu’annonçait la propagande des États-Unis à la suite de leur intervention. Ses citoyens souffraient auparavant de la répression de Saddam Hussein ; ils font face aujourd’hui à une situation politique incertaine et instable, à la dislocation de l’économie et à la possibilité toujours réelle d’un regain de violence. Les Irakiens n’ont pas l’impression que leur sort s’est amélioré, même si, avec l’apaisement de la violence, ils commencent à éprouver à nouveau un peu d’espoir en l’avenir. Ce sont sans doute les conclusions les plus optimistes que l’on puisse tirer au sujet de l’Irak fin 2011 : malgré l’incertitude du présent, de nombreux Irakiens peuvent au moins envisager un avenir meilleur.
1Chiffre du 15 décembre 2011, de l’organisation indépendante Icasualties, qui recense les soldats américians tombés en Irak depuis le début du conflit en 2003.