La révolte tunisienne a soulevé tant de questions qu’il serait difficile de n’en sélectionner qu’une ou deux, mais il est néanmoins intéressant de constater que les événements de janvier 2011 ont à la fois renforcé et contredit plusieurs idées reçues sur la façon dont le changement politique surviendrait dans le monde arabe. La révolte tunisienne a en effet confirmé que le poids démographique des jeunes, au cœur des préoccupations de nombreux démographes et autres analystes depuis deux décennies, représente bel et bien une bombe à retardement sur le plan politique. Mais le cas de la Tunisie a également permis d’infirmer la théorie classique selon laquelle seuls les pays où l’opposition politique est structurée sont à même de renverser un régime autocratique.
La révolte tunisienne était motivée par les problèmes liés au chômage chez les jeunes mais elle a rapidement évolué en un mouvement de contestation de la corruption du gouvernement et de l’absence de démocratie. L'explosion démographique des jeunes – période au cours de laquelle les jeunes de 15 à 24 ans représentent une proportion relativement élevée de l’ensemble de la population – et les problèmes de chômage qu’elle entraine, ainsi que les systèmes éducatifs surchargés et le recul de l'âge du mariage sont autant de questions qui préoccupent les spécialistes du Moyen-Orient depuis le début des années 1990. En observant les expériences d’autres régions, les experts sont parvenus à la conclusion que l'explosion démographique des jeunes peut potentiellement conduire à une situation d’instabilité politique au Moyen-Orient. A titre d’exemple, le démographe Ragui Assaad a affirmé dans un entretien accordé en 2008 que « la présence d’un grand nombre de jeunes hommes sous-employés, socialement frustrés et ayant potentiellement accès à des armes accroit le risque de conflit dans la société ». Il assurait également que « bien que l'explosion démographique des jeunes soit en mesure d’apporter de nombreux avantages sur le plan démographique, ce phénomène peut menacer la stabilité politique et entrainer des conflits s’il n’est pas géré par des politiques appropriées ».
Cependant, il existe une marge entre l’établissement d’un lien entre instabilité politique et explosion démographique, et la réalisation concrète de cette théorie dans les rues d’un pays arabe. La ressemblance troublante entre la Tunisie et d’autres pays arabes donnent matière à réflexion. Le pourcentage de la population tunisienne âgée de 15 à 24 ans, qui a atteint 21% en 2005, est très proche de celui enregistré en Algérie, au Maroc, en Libye, en Égypte, en Jordanie et dans d’autres pays de la région. Bien que les chiffres soient souvent peu fiables, une analyse effectuée par Assaad et Farzaneh Roudi-Fahimi en 2007 a estimé que le taux de chômage chez les jeunes se situe entre 20 et 40% dans ces pays. A cela vient s’ajouter un autre problème, celui du nombre sans cesse croissant des personnes en situation de sous-emploi. Assurément, les doléances des Tunisiens, concernant la corruption, les violations des droits de l’Homme, l’absence de véritable participation à la vie politique et la présence d’un dirigeant qui a enfreint les lois et la constitution du pays pour rester au pouvoir durant toute une génération, sont partagées par beaucoup de pays de la région.
Avant les récents événements en Tunisie, les analystes estimaient que, malgré tous ces facteurs de mécontentement, aucun peuple arabe ne serait en mesure de renverser un dictateur sans une opposition politique structurée. Ils estimaient que la faiblesse des partis politiques dans le monde arabe était l’une des raisons principales de la longévité des gouvernements autocratiques. Pourtant, l’opposition tunisienne constituait l’un des mouvements les plus faibles dans le monde arabe. Ni les trois petits partis d’opposition qui ont prit part au gouvernement transitoire (le Parti démocrate progressiste, le Mouvement Ettajdid ("renouveau") et le Forum démocratique pour le travail et les libertés), ni le parti islamiste Ennahda ("renaissance") en exil depuis plus de vingt ans, n’ont joué de rôle significatif dans la révolte tunisienne. Ils n’ont certainement pas formé un front uni susceptible de faire pression sur le gouvernement, et aucun de leurs dirigeants n’a inspiré les protestataires. Les syndicats et autres organisations professionnelles n’ont pas non plus été en mesure de remplir leur rôle. La pression populaire peut ainsi suffire pour renverser un autocrate arabe, même en l’absence d’une opposition politique structurée et d’un leadership crédible.
Mais la Tunisie a ses propres spécificités - une population prospère et suffisamment instruite pour avoir de fortes attentes, une égalité entre les sexes plus affirmée que dans n’importe quel autre pays arabe et un mouvement politique islamiste relativement faible – qui expliquent certainement que la Révolution du Jasmin s’est produite en Tunisie et non ailleurs, et qu’elle ait porté des valeurs de laïcité et de libéralisme. L’avenir politique de la Tunisie est loin d’être certain et nul ne peut savoir si le pays pourra passer aisément d’une révolution relativement peu sanglante à un système politique véritablement démocratique.
Quoiqu’il advienne par la suite, les Tunisiens ont donné à tous les observateurs au moins trois leçons inoubliables. Premièrement, les injustices économiques largement répandues, telles le chômage des jeunes, peuvent rapidement évoluer vers des revendications en faveur d’un changement politique. Deuxièmement, ce changement peut se produire malgré l’absence de partis d’opposition forts. La troisième leçon de la Révolution du Jasmin est peut-être la plus mémorable : lorsqu’un changement politique tant reporté a finalement lieu, il est souvent surprenant de voir le peu d’efforts et de temps que cela nécessite.
Michele Dunne est la rédactrice de l'Arab Reform Bulletin et chercheur associé principal au Carnegie Endowment for International Peace.