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Les républiques d’Asie centrale sont-elles menacées par l’islamisme?

Les évolutions sécuritaires en Asie centrale vont dépendre pour beaucoup de choix politiques locaux. Il faut dès lors, relativiser la menace de la radicalisation islamique.

by Bayram Balci and Didier Chaudet
published by
Le Temps
 on 5 mai 2014

Source: Le Temps

Le retrait d’Afghanistan n’en finit plus de nourrir la polémique: politiques et analystes de la région prédisent une montée en puissance de l’islam radical, car les djihadistes désœuvrés originaires des républiques centrasiatiques pourraient devenir source d’instabilité chez eux. Face à cet argument, deux réactions possibles: la première, nier toute menace terroriste et la réduire à une paranoïa régionale; la seconde, exagérer la rumeur et cautionner le jeu des régimes autoritaires en place. Il convient d’éviter ces deux écueils. En fin de compte, le risque terroriste doit être relativisé.

Trois des républiques centrasiatiques – Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan – partagent une frontière commune avec l’Afghanistan, mais aussi des affinités ethniques, linguistiques, culturelles et religieuses qui favorisent les échanges d’idées. Le risque de radicalisation est d’autant plus plausible que des groupes djihadistes originaires mais bannis de ces pays, comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), ont trouvé refuge en Afghanistan, puis dans les zones tribales pakistanaises après l’invasion américaine. Ils y ont été fortement influencés par les talibans et les djihadistes arabes. On pense notamment au fameux compagnon de route d’Al-Qaida, Abu Musab al-Suri, et cela dès avant 2001. Après 2001, à bien des égards, leur idéologie s’est radicalisée. La scission d’une partie du MIO pour créer l’Union du djihad islamique (UDI) est née d’un désir d’imiter Al-Qaida et d’affronter les troupes de l’OTAN en Afghanistan et l’Occident en général.

Or, plusieurs décennies de domination russe et soviétique au nord de l’Amu Darya ont séparé les parcours historiques et culturels de ces communautés ouzbèke, turkmène, tadjike, à cheval sur la frontière. Bien qu’elles parlent la même langue et partagent la même religion, l’héritage séculier soviétique en Asie centrale et l’ancrage islamique profond en Afghanistan, influencé par le rigorisme venant d’Asie du Sud, ont érigé de nouvelles barrières idéologiques et culturelles. En Asie centrale, les élites, autant que les populations, se pensent plus «civilisées» et européanisées que leurs voisins méridionaux. Les médias et l’idéologie nationale alimentent ce complexe de supériorité. Par ailleurs, dans des pays comme l’Ouzbékistan, la méfiance et le désintérêt pour les minorités ouzbèkes de l’étranger répondent au besoin de protéger les frontières actuelles de l’Etat, bien qu’elles ne coïncident pas avec les espaces de peuplement ouzbek. La politique nationaliste n’a, ainsi, pas favorisé les échanges avec la communauté ouzbèke d’Afghanistan. Les échanges sporadiques avec le chef de guerre ouzbek d’Afghanistan, Rashid Dostom, visaient davantage à contenir le conflit afghan plutôt qu’à exprimer une solidarité ethnique et culturelle.

Le deuxième facteur dédramatisant la menace islamiste en provenance d’Afghanistan réside dans le rang qu’occupe l’islam dans les sociétés centrasiatiques et dans son rapport au politique. Les Etats adhèrent encore largement au sécularisme hérité de l’idéologie soviétique. Cependant, depuis les indépendances, tous ont progressivement adopté une attitude plus nuancée vis-à-vis de la religion ­traditionnelle. Ils répriment sévèrement l’islam radical, tout en encourageant l’essor d’une interprétation officielle, nationale et ethnique de l’islam traditionnel, avec pour objectif de donner une substance aux nouvelles identités nationales. La greffe a pris, et en moins de deux décennies les peuples d’Asie centrale ont massivement adhéré à cette vision imposée de l’islam.

Dans le cas de l’Ouzbékistan, où la menace djihadiste a toujours été la plus virulente, le gouvernement a promu la pratique, les symboles et les valeurs en finançant la création d’institutions, la rénovation de lieux de culte et de pèlerinage, la réhabilitation de figures historiques majeures comme Bahauddin Nakshibendi ou Ismail al-Bukhari, pour ne citer que les plus illustres. Il n’en demeure pas moins qu’une frange de la communauté refuse d’adhérer à cet islam officiel, mais elle est numériquement faible et n’adhère pas nécessairement non plus à une idéologie radicale. Le Hizb ut Tahrir, par exemple, un important mouvement islamiste utopiste qui ambitionne de rétablir le califat, a été réprimé par les régimes d’Asie centrale, mais il a surtout perdu de son aura populaire par sa vision fondamentaliste, alors que la tradition locale est pacifique et récuse le djihadisme.

Cela fait à peine deux décennies que l’Asie centrale a embrassé la mondialisation, religieuse notamment. Parmi toutes les sources d’inspirations disponibles, l’islam traditionnel, pieux et modéré est celui qui réussit et fidélise le mieux les communautés de croyants. Le fondamentalisme venant du Moyen-Orient est actif mais échoue à rallier la majorité. Ceux qui réussissent le mieux sont des mouvements modérés, souvent originaires de Turquie. Ainsi, des autorités religieuses centrasiatiques font de l’AKP turc un modèle. Le Parti de renaissance islamique du Tadjikistan, le seul parti islamiste légal à ce jour en Asie centrale, fonctionne sur le modèle de l’AKP turc.

En ce qui concerne les groupes djihadistes centrasiatiques présents en «AfPak», il faut déjà se poser la question du nombre. Les estimations oscillent entre 2500 et 3000 hommes, tous groupes confondus; pas de quoi envahir la vallée de Ferghana demain. Bien sûr, leur capacité de nuisance terroriste existe. L’UDI a revendiqué les premiers attentats suicides menés en Asie centrale en mars-avril 2004, ainsi que les premières attaques directes contre des Américains et des Israéliens en juillet 2004. Lors des tensions dans la vallée du Rasht, au Tadjikistan, entre 2009 et 2011, des intrusions de militants djihadistes venant d’Afghanistan ont été attestées. Les attaques terroristes en 2011 au Kazakhstan répondaient aux menaces des talibans contre le soutien kazakh à l’OTAN. Donc, certes, la mauvaise influence de l’«AfPak» pèse sur l’Asie centrale, comme sur l’Iran, le Pakistan, et peut-être demain le Xinjiang. Mais la réalité dicte que les régimes centrasiatiques peuvent maîtriser le phénomène, mais ils préfèrent, par calcul politique à court terme, agiter l’épouvantail pour s’assurer le soutien d’un Occident obnubilé par la contagion djihadiste. Les populations centrasiatiques s’opposent largement à ce dernier, y compris au fondamentalisme islamiste non violent. Le nombre de militants présents en Afghanistan est dérisoire. Les tentatives d’actions terroristes sont relativement rares et considérées comme le fait de groupes peu organisés. Une coopération saine avec Kaboul et Islamabad et un travail concerté de police et de protection des frontières balaieraient toute possibilité d’intrusion terroriste.

Mais voilà, les évolutions sécuritaires en Asie centrale vont dépendre pour beaucoup de choix politiques locaux. L’exagération de la radicalisation islamique excuse la répression large et massive sans lien aucun avec la question djihadiste, et entraîne la région dans le cercle vicieux répression-terrorisme qui a causé bien des souffrances au Proche-Orient et en Afrique du Nord ces dernières décennies. Les régimes gagnent à court terme le soutien occidental, mais perdent à moyen terme, en effrayant investisseurs et touristes. Les pays occidentaux doivent réaffirmer clairement leur soutien à la stabilité de la région, et refuser fermement l’exploitation de la lutte contre le terrorisme à des fins de répression interne. Se positionner ainsi, notamment pour Paris et les Etats européens, c’est à la fois honorer les valeurs de l’UE et mener une politique bénéfique pour la stabilité centrasiatique à long terme.

Cet article a été initialement publié le 5 mai sur le site internet du journal Le Temps.

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